9.9.08

La Fabrique de la Stratégie

Une perspective multidimensionnelle
Ouvrage collectif coordonné par Damon Golsorkhi
Editeur : Vuibert
Série Institut Vital Roux
Année de parution : 2006


La Fabrique de la Stratégie nous propose, sous la forme d'une dizaine d'articles, un enchaînement de réflexions poussées et d'angles de vue novateurs issus de recherches sociologiques et socio-économiques quant à la façon dont les stratégies des organisations, et en particulier des organisations économiques, se conçoivent. L'ouvrage s'inscrivant dans un processus cognitif neutre et scientifique, nous sommes invités, tout au long de développements bien documentés, à résister à la tentation anthropocentrique de l'étude de la stratégie pour finalement examiner sa genèse, puis sa conduite, comme un fait ordinaire multipolaire relevant tout à la fois du quotidien et du complexe. J'ai retenu en particulier 3 articles très représentatifs de cette approche très "universitaire" de la réflexion stratégique (la stratégie considérée elle-même comme objet d'une étude simultanément caractérisée par sa profondeur et son recul) :

"La création de la stratégie en tant que jeu sérieux" (Claus D. Jacobs et Matt Statler) pose le probème de la juxtaposition de l'intentionnalité présupposée de la conception stratégique et de l'émergence, en pratique au moins partiellement, de cette conception au fil des événements. La création stratégique a-t-elle encore un sens et une forme de réalité dès lors que le stratège peut difficilement prévoir, et encore moins décider à l'avance, de ce qu'il conviendra de faire au fur et à mesure des événements ? L'expression "création de la stratégie" paraît plus ou moins paradoxale, à moins de se souvenir que la même faculté d'adaptation en contexte de postulats déterministes nous est demandée lorsque nous jouons. Ou plutôt devrions nous dire : jouer, c'est consentir et se déterminer à s'adapter aux circonstances. Dès lors, "créer une stratégie" revient en réalité, c'est-à-dire du point de vue de l'observateur scientifique, à "jouer sérieusement", à "jouer avec la conscience du gain ou de la perte" et surtout, à créer les conditions de l'émergence d'une stratégie. L'article envisage également d'autres hypothèses de travail fort prometteuses :
-définir un objectif est une action dont le résultat est caractérisé par une grande variabilité. La création des objectifs repose sur une indétermination fondamentale lui conférant un aspect ludique ;
-l'intentionnalité censée présidée au processus de création stratégique s'exprime selon un mode découlant directement des conditions de départ de ce processus. Il existe donc, par antériorité, une émergence de l'intentionalité.

"La fabrique méconnue de stratégie dans le contexte de la PME internationale" (Hervé Mesure). L'auteur y distingue 3 groupes d'acteurs ("mondes") : employés, cercles décisionnels et acteurs externes, ainsi que 7 dynamiques d'action collective : choses concrètes, rythmes, intervention d'entités tierces dans la gestion, décisions, règlement factuel et technique des conflits, civilité professionnelle (respect de l'outil de production) et conscience de son implication stratégique personnelle quotidienne. L'auteur montre que le dirigeant relie les trois "mondes" en insérant son action dans chacune des 7 dynamiques énoncées.

"Management stratégique, mise en scène et consulting - Le rôle de la mise en scène dans la fabrique quotidienne de la stratégie" (Olivier Babeau) est une pièce fabuleuse qui justifie à elle seule l'achat du livre. L'auteur propose d'envisager le recours des entreprises au consultanat sous l'angle de l'analyse sociologique selon lequel, en ce qui concerne le fonctionnement des groupes humains, il est erroné de croire que les décisions prises découlent de l'analyse rationnelle des informations recueillies. En réalité, la collection et l'étude informationnelle relèvent d'un rituel social servant à légitimer le processus de décision, mais il n'existe pas de rapport causal direct et logique entre la nature et la quantité des informations examinées d'une part, et le contenu des décisions prises d'autre part. L'auteur rappelle que le "dire" est une forme particulière du "faire", et ce "faire", pour l'orateur professionnel qu'est le consultant externe, s'étend ainsi bien au-delà de la simple communication : il procède en réalité de l'art de la mise en scène et s'instrumentalise pour le compte des décisionnaires dans une logique de crédibilisation pouvant prendre l'une des formes suivantes : apparence de l'action, fusible, label (argument d'autorité), négociateur port-parole.
Plus important encore, Olivier Babeau insiste sur le fait qu'il serait inexact de rapprocher ce comportement du simple mensonge ou même de la tromperie. En réalité, personne n'est dupe de cette mise en scène, mais chacun lui confère la même forme de légitimité/réalité sociale que celle consentie par le spectateur d'une pièce de théâtre ou d'un spectacle de magie : ces divertissements sont réels par rapport au référentiel de l'imaginaire social collectif, et c'est dans le contexte de l'imaginaire social collectif que l'on assiste à un spectacle. Chacun peut donc individuellement toucher du doigt la réelle fonction du consultant (participer au rituel social de justification d'une prise de décision indépendante des informations accessibles disponibles) mais l'individu isolé n'est pas le référentiel socialement admis pour conférer ou non un sens ou une forme de réalité aux actions de consultanat.

Contenu stratégique : non.
Stratégie comparative : non
Etat de l'art stratégique : non
Genèse de la stratégie : oui (sujet central du livre).