9.9.08

La Fabrique de la Stratégie

Une perspective multidimensionnelle
Ouvrage collectif coordonné par Damon Golsorkhi
Editeur : Vuibert
Série Institut Vital Roux
Année de parution : 2006


La Fabrique de la Stratégie nous propose, sous la forme d'une dizaine d'articles, un enchaînement de réflexions poussées et d'angles de vue novateurs issus de recherches sociologiques et socio-économiques quant à la façon dont les stratégies des organisations, et en particulier des organisations économiques, se conçoivent. L'ouvrage s'inscrivant dans un processus cognitif neutre et scientifique, nous sommes invités, tout au long de développements bien documentés, à résister à la tentation anthropocentrique de l'étude de la stratégie pour finalement examiner sa genèse, puis sa conduite, comme un fait ordinaire multipolaire relevant tout à la fois du quotidien et du complexe. J'ai retenu en particulier 3 articles très représentatifs de cette approche très "universitaire" de la réflexion stratégique (la stratégie considérée elle-même comme objet d'une étude simultanément caractérisée par sa profondeur et son recul) :

"La création de la stratégie en tant que jeu sérieux" (Claus D. Jacobs et Matt Statler) pose le probème de la juxtaposition de l'intentionnalité présupposée de la conception stratégique et de l'émergence, en pratique au moins partiellement, de cette conception au fil des événements. La création stratégique a-t-elle encore un sens et une forme de réalité dès lors que le stratège peut difficilement prévoir, et encore moins décider à l'avance, de ce qu'il conviendra de faire au fur et à mesure des événements ? L'expression "création de la stratégie" paraît plus ou moins paradoxale, à moins de se souvenir que la même faculté d'adaptation en contexte de postulats déterministes nous est demandée lorsque nous jouons. Ou plutôt devrions nous dire : jouer, c'est consentir et se déterminer à s'adapter aux circonstances. Dès lors, "créer une stratégie" revient en réalité, c'est-à-dire du point de vue de l'observateur scientifique, à "jouer sérieusement", à "jouer avec la conscience du gain ou de la perte" et surtout, à créer les conditions de l'émergence d'une stratégie. L'article envisage également d'autres hypothèses de travail fort prometteuses :
-définir un objectif est une action dont le résultat est caractérisé par une grande variabilité. La création des objectifs repose sur une indétermination fondamentale lui conférant un aspect ludique ;
-l'intentionnalité censée présidée au processus de création stratégique s'exprime selon un mode découlant directement des conditions de départ de ce processus. Il existe donc, par antériorité, une émergence de l'intentionalité.

"La fabrique méconnue de stratégie dans le contexte de la PME internationale" (Hervé Mesure). L'auteur y distingue 3 groupes d'acteurs ("mondes") : employés, cercles décisionnels et acteurs externes, ainsi que 7 dynamiques d'action collective : choses concrètes, rythmes, intervention d'entités tierces dans la gestion, décisions, règlement factuel et technique des conflits, civilité professionnelle (respect de l'outil de production) et conscience de son implication stratégique personnelle quotidienne. L'auteur montre que le dirigeant relie les trois "mondes" en insérant son action dans chacune des 7 dynamiques énoncées.

"Management stratégique, mise en scène et consulting - Le rôle de la mise en scène dans la fabrique quotidienne de la stratégie" (Olivier Babeau) est une pièce fabuleuse qui justifie à elle seule l'achat du livre. L'auteur propose d'envisager le recours des entreprises au consultanat sous l'angle de l'analyse sociologique selon lequel, en ce qui concerne le fonctionnement des groupes humains, il est erroné de croire que les décisions prises découlent de l'analyse rationnelle des informations recueillies. En réalité, la collection et l'étude informationnelle relèvent d'un rituel social servant à légitimer le processus de décision, mais il n'existe pas de rapport causal direct et logique entre la nature et la quantité des informations examinées d'une part, et le contenu des décisions prises d'autre part. L'auteur rappelle que le "dire" est une forme particulière du "faire", et ce "faire", pour l'orateur professionnel qu'est le consultant externe, s'étend ainsi bien au-delà de la simple communication : il procède en réalité de l'art de la mise en scène et s'instrumentalise pour le compte des décisionnaires dans une logique de crédibilisation pouvant prendre l'une des formes suivantes : apparence de l'action, fusible, label (argument d'autorité), négociateur port-parole.
Plus important encore, Olivier Babeau insiste sur le fait qu'il serait inexact de rapprocher ce comportement du simple mensonge ou même de la tromperie. En réalité, personne n'est dupe de cette mise en scène, mais chacun lui confère la même forme de légitimité/réalité sociale que celle consentie par le spectateur d'une pièce de théâtre ou d'un spectacle de magie : ces divertissements sont réels par rapport au référentiel de l'imaginaire social collectif, et c'est dans le contexte de l'imaginaire social collectif que l'on assiste à un spectacle. Chacun peut donc individuellement toucher du doigt la réelle fonction du consultant (participer au rituel social de justification d'une prise de décision indépendante des informations accessibles disponibles) mais l'individu isolé n'est pas le référentiel socialement admis pour conférer ou non un sens ou une forme de réalité aux actions de consultanat.

Contenu stratégique : non.
Stratégie comparative : non
Etat de l'art stratégique : non
Genèse de la stratégie : oui (sujet central du livre).

26.6.08

Agir et décider en situation d'exception

Revue - INFLEXIONS civils et militaires : pouvoir dire - Questions de défense - n°3
Ouvrage collectif
Editeur : la documentation Française
Parution : avril-septembre 2006

De l'art de trouver son chemin en l'absence de repères techniques ou moraux, lorsque règnent le chaos et la confusion des situations pour lesquelles on n'a pas été suffisamment préparé. Bien que la revue INFLEXIONS ne fasse pas de la stratégie son thème central de réflexion, les témoignages de terrain rassemblés dans ce numéro, avec force détails et précisions (250 pages d'analyse de cas concrets) par les hommes qui les ont subi avant de les résoudre, sont trop précieux pour ne pas intéresser le stratège. Le ton de ces articles, invariablement humble, factuel et cru, donne un indice fort quant à l'application systématique d'une certaine morale de la conséquence, laquelle prévaut sur les bonnes intentions et évite l'enfermement dans des schémas socio-cognitifs connus et rassurants, mais fatals à terme.

Si tous les articles sont très bons, deux d'entre eux, sans doute à cause de ma propre sensibilité stratégique, ont retenu mon attention plus que les autres : "Décider en situation d'extrême violence" et "S'adapter sous contrainte psychologique forte". Dans le premier, on rencontre le colonel de Saqui de Sannes en 1993 à Mogadiscio, alors que les Casques bleus tentent une opération de restauration de la paix en Somalie. Cela va plutôt mal : le contingent marocain est en train de se faire tailler en pièces par les forces du général Aïded et il va falloir le sortir rapidement du merdier urbain dans lequel on l'a fourré. La suite est une démonstration magistrale de la finalité véritable du courage d'un leader et de sa propre capacité à s'exposer : non pas jouer les héros, mais récupérer des informations de première main. Mêmes incomplètes et partielles, ces dernières se révèlent bien plus utiles et pratiques qu'une analyse exhaustive intervenant nécessairement a posteriori et sujettes aux distorsions mentales. Cette attitude est très différente de celle consistant à se plonger dans l'action pour mieux éviter de se confronter à la pression cognitive croissante occasionnée par un problème dont la résolution est urgente, et devant être opérée dans des conditions stressantes. Trouver le juste équilibre entre le vivre et le penser de l'action peut être grandement favorisé par l'appentissage et l'expérience, conçus ici comme l'aptitude à fixer et adapter des seuils au-delà desquels la reconfiguration de ses propres ressources est nécessaire, d'où la pertinence de qualifier soi-même les indicateurs matérialisant ces paliers.

Mise à jour du 03 juillet 2008 : "S'adapter sous contrainte psychologique forte" relate un épisode du dernier conflit yougoslave très bien écrit autant que décrit par le lieutenant-colonel Goya. Cantonnée dans un secteur urbain de Sarajevo, son unité d'infanterie fait l'âpre connaissance d'une entité hostile diffuse, omniprésente dans son environnement direct et employant des moyens de guerre non conventionnels et parfaitement adaptés : les fameux tireurs embusqués ou snipers. D'abord impuissant et contraint dans l'immédiat de subir cette situation d'extrême tension (imaginez-vous poursuivi en permanence, parmi les ruines d'une ville en guerre, par la trace d'une visée laser de provenance indéterminée...), le lieutenant-colonel Michel Goya décrit le cheminement mental lui permettant de comprendre intimement la nature et les pratiques adverses puis de reprendre l'avantage de façon chirurgicale, en évitant les exactions, les bains de sang et, fait notoire, en ramenant vivants tous ses hommes.

Il s'agit tout d'abord d'éviter chez les soldats la propagation d'un sentiment de frustration : le droit à l'initiative de la riposte est donc décentralisé au plus bas niveau de la hiérarchie, avec pour consigne de ne pas hésiter à tenter des tirs approximatifs dont on sait très bien qu'ils n'atteindront pas leur cible. Puis le processus de riposte se perfectionne en utilisant la configuration du terrain : les immeubles avoisinants sont baptisés, leurs fenêtres numérotées et les communications entre sentinelles/guetteurs et tireurs d'élite réduites au strict nécessaire en cas d'agression. Utilisé conjointement avec l'emprunt d'armes américaines dont les impacts sont capables de perforer les murs, ce dispositif contraignant équilibre peu à peu les données de l'affrontement au fur et à mesure de son rodage. Le lieutenant-colonel Goya commence à percevoir l'objectif véritable d'un agresseur qui ne s'engage lui-même jamais jusqu'au point d'exposition physique : exercer une pression psychique, psychologique et pousser l'autre jusqu'à la faute et à la désorganisation issues d'un aveu d'impuissance et d'incapacité des chefs à fournir des solutions lisibles censées résoudre le problème posé.

Il convient de souligner ici le parallèle existant entre le cheminement de Michel Goya et celle d'entités économiques soumises à de fortes pressions environnementales, de par la férocité de la concurrence ou de l'exigence de sa clientèle : dans les deux cas, la décentralisation de l'initiative au niveau opérationnel avec directives comportementales préétablies, l'extrême codification des relations interpersonnelles, voire de l'offre commerciale, et la recherche constante de l'avantage technologique sont des facteurs décisifs de la survie ou de la mort d'une entreprise.

Puis le lieutenant-colonel Goya fait preuve d'une clairvoyance particulière qui lui fournit les clés de la résolution du défi qui lui est proposé. A mon sens, elle procède véritablement de l'art stratégique pour ce qui est de la justesse de la perception et de l'action appropriée qui en découle. Goya prend brutalement conscience que l'ennemi, si diffuse que soit devenue cette notion dans un pareil contexte (Goya ne tarde pas à découvrir que les snipers en question sont indifféremment serbes ou bosniaques, et que les seconds, en particulier, tentent par rebond d'accélérer le déclenchement des hostilités avec les Serbes), est lui-même sujet à un certain nombre de représentations sociales erronées dont il convient de tirer parti. Au hasard d'une étude de terrain, Michel Goya découvre non sans surprise l'existence insolite d'un sanctuaire ennemi, matérialisé par son temps civil. Autrement dit, le tireur embusqué s'estime "naturellement" hors d'atteinte et intouchable lorsqu'il présente aux yeux de l'ONU l'image d'une activité civile. Sniper 5 minutes plus tôt, un Croate s'affiche à présent en bon père de famille et livre l'image d'un paisible foyer en train de dîner, volets ouverts et lumière allumée. Une balle de FRF2 s'abattra à un mètre au-dessus de la tête du patriarche, soulignant clairement la vacuité de cette représentation mentale, semant la panique dans le déroulement du souper familial et délivrant un message fort. Le sanctuaire de l'ennemi est à présent violé, l'avertissement limpide et le camouflage civil ne dupe plus personne : "c'est moi qui rythme les hostilités, c'est moi qui décide où et quand la trêve peut avoir lieu, tu ne peux plus "prendre de la guerre" à ta guise". La tension psychologique est soudainement renversée et le dispositif anti-snipers, devenu soudainement inutile, est tout bonnement démantelé dans les semaines qui suivent.

Peu de réelle violence physique, beaucoup d'efficacité et d'économie dans les moyens employés, la recherche de la maîtrise de l'interaction plutôt que le centrage sur ses propres valeurs et la répétition de méthodes inadéquates : la classe !

7.6.08

Comprendre et appliquer Sun Tzu

La Pensée stratégique chinoise : une Sagesse en Action
Auteur : Pierre Fayard
Editeur : Dunod/Polia Editions
Année de parution : 2004


Sun Tzu correctement expliqué aux Occidentaux, simplement et sans pédanterie, sans pour autant trahir ni déformer la teneur des enseignements du Maitre : voici, en substance, le tour de force assez exceptionnel réalisé par l'auteur de ce livre concis, et ce dernier n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, l'acuité intellectuelle et la pédagogie hors-normes d'une David-Néel en ce sens que la "Pensée stratégique chinoise" dont il question, à l'instar des fondements du bouddhisme tibétain rapportés par l'orientaliste au siècle dernier, s'adresse aux esprits doués de raison quelle que soit leur culture d'origine.
On aurait en effet grand tort de s'imaginer que l'école stratégique chinoise ne s'adresse qu'aux chinois, et que l'environnement socio-économique occidental est exempt de yin, de yang, de ji ou de zheng : ces modes de lecture de la réalité et du fonctionnement de la matière nous concernent pleinement, et nous gagnerions à profiter d'un enseignement adapté et praticable, apte à nous faire comprendre précisément de quoi il en retourne.

C'est à présent possible avec cette explication de texte portant sur 18 stratagèmes tirés de l'"Art de la Guerre", une référence ancestrale en matière stratégique, à la lecture de laquelle elle prépare et initie. Après l'avoir lu, médité et pratiqué, non seulement vous aurez compris pourquoi l'"Art de la Guerre" ne s'adresse pas plus aux stratèges chinois qu'aux autres (c'est d'ailleurs loin d'être le seul courant intellectuel ou spirituel oriental dans ce cas de figure, mais c'est un autre débat), mais vous disposerez de surcroit de nouveaux référentiels de pensée permettant la mise en lumière de ressources, potentiels et marges de manœuvres insoupçonnés jusqu'alors.

Je ne résiste pas au plaisir de fournir ci-dessous un petit résumé (du moins, ce que j'en ai compris) du plus emblématique des stratagèmes de Sun Tzu abordés par l'auteur :

L'eau fuit les hauteurs : le stratège a pour vocation de favoriser le travail de la nature, pas de s'épuiser en vaines confrontations avec des protagonistes contre lesquels il ne peut lutter. Plutôt que de livrer tout seul des combats perdus d'avance, éventuellement planifiés par des adversaires organisés dont il risque de renforcer la détermination, il ne se laisse pas dicter sa conduite ni emprisonner sa pensée mais recherche au contraire l'économie élégante des forces et des moyens afin d'atteindre ses objectifs à moindre coût. Pour ce faire, il use naturellement de ruse et de déstabilisation, en ce sens qu'il a apprit à relativiser l'existence et l'importance de ses propres représentations mentales et celles de ses contemporains, et son action se déploie simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans le sillage d'entités tierces dont il utilise et canalise la dynamique.
Ainsi, l'esprit du stratège ne se conforme pas aux représentations sociales (si ce n'est pour les orienter à sa convenance et bien qu'il sache donner le change) et n'hésite pas à envisager les "chemins naturels" et peu orthodoxes si ceux-ci sont économiques et efficients, particulièrement lorsqu'il identifie une convergence d'intérêts qui emportera validation sur le terrain. Il ne s'agit pas tant de faire preuve de créativité que de la perception juste et claire qui la préside, ce qui permet de régler son propre comportement sur ceux des acteurs de l'environnement et de profiter mécaniquement des vulnérabilités et opportunités offertes par un monde en mouvement, notamment en intégrant dans son propre jeu les préoccupations locales d'autrui. De même qu'on évitera si possible de faire monter une pente à un fluide parce-que c'est énergétiquement coûteux, on gagnera des batailles avec élégance et économie en les rendant hors-sujet, c'est-à-dire en décalant l'affrontement dans l'espace et dans le temps, depuis un terrain défavorable (dicté par l'adversaire ou les circonstances) vers un terrain favorable (mis en scène par le stratège).

Fameux cas d'école dit "Encercler Wei pour sauver Zhao" : si un ennemi puissant attaque un territoire allié, mieux vaut lancer une offensive déterminée sur les positions vitales et dégarnies de l'ennemi plutôt que d'accourir au secours de l'allié, car l'adversaire s'attend naturellement à une telle réaction et a dimensionné son agression en conséquence. Ce chemin naturel, économique et efficace provoque un transfert de l'initiative à l'avantage des défenseurs, lesquels peuvent à présent conduire le rythme du conflit plutôt que de le subir.

Ressources :

Weblog de l'ouvrage

Contenu stratégique : oui, école chinoise.
Stratégie comparative : oui, éléments implicites de comparaison avec la culture stratégique occidentale.
Etat de l'art stratégique : non
Genèse de la stratégie : non

4.4.08

Safari en Pays Stratégie

L'Exploration des grands Courants de la Pensée stratégique
Auteurs : Henry Mintzberg ; Bruce Ahlstrand ; Joseph Lampel
Editeur : Village Mondial (Pearson Education France)
Traducteurs : Larry Cohen ; Jacques Fontaine
Titre original : Strategy Safari - A Guided Tour Through The Wilds of Strategic Management
Année de parution : 1998


Et si la stratégie était un domaine si vaste, si dense et si complexe qu'il puisse échapper par nature à toute tentative de définition, ne se laissant appréhender que par facettes, de telle sorte qu'on puisse lui appliquer la mécanique de l'arcane : fondamentalement insaisissable et renvoyant avant tout le pratiquant aux limites et structures de sa personnalité et de sa culture ? Et si la plupart des stratèges prenaient la partie pour le tout, tant il est difficile et douloureux pour les certitudes d'envisager la juxtaposition de modes opératoires contradictoires en apparence et pourtant individuellement cohérents ? Et si l'art stratégique nous invitait au final à rencontrer la matière au lieu de la présupposer à l'image de notre esprit ?

Si tel était le cas, dresser le panorama des thèses, méthodes et familles stratégiques permettrait probablement de les relativiser les unes aux autres, à la condition de les comparer entre elles et de démontrer les limites des spécialisations jusqu'au-boutistes : c'est précisément le propos de Safari en Pays Stratégie qui passe en revue tant les écoles prescriptives ultra-normalisées et faisant d'ores et déjà l'objet d'une littérature fournie, que les méthodes empiriques, descriptives étudiées par les sociologues et les économistes tout au plus depuis la fin du siècle dernier.

C'est ainsi que les articulations mentales entre les premières, pour qui la réflexion précède nécessairement l'action et les secondes dont certaines vont jusqu'à prôner le tatonnement itératif sont révélées de façon, et c'est la plus grande valeur ajoutée de l'ouvrage, à formaliser l'école des entités capables de traverser les époques : celle de la Configuration, synthèse dynamique et adaptative des neuf courants étudiés, simultanément fonction du contexte et de ce que l'on est.

Bien écrit, accessible sans être simplificateur, exhaustif à sa manière, truffé d'exemples et d'humour fin, Safari en Pays Stratégie est un des ces livres étonnants de pertinence qui vous économisent plusieurs vies d'expérience en quelques semaines. C'est également une très bonne entrée en matière stratégique permettant de recadrer l'apport des oeuvres de strict contenu.

Ressources :

Une fiche de lecture disponible ici (auteur Patrick Perrotton)

Contenu stratégique : oui, succinctement, école thématique par école thématique.
Stratégie comparative : oui, notamment entre écoles d'approches opposées.
Etat de l'art stratégique : oui (sujet central du livre).
Genèse de la stratégie : oui, notamment par l'étude des processus de stratégie émergents.

Mise à jour du 10 Mai 2008 : les 10 courants de la pensée stratégique abordés dans l'ouvrage

Ecole de la conception : la réflexion précède et dirige nécessairement l'action, cette dernière est considérée comme le fruit d'une démarche intellectuelle à visée anticipative sur laquelle elle n'exerce aucune forme de préemption. On pense d'abord, on agit ensuite, il n'y a pas de place pour l'improvisation. De la qualité et de l'exhaustivité de l'analyse préalable découlent le succès d'une action posée comme formalité.

Ecole de la planification : développement à outrance des hypothèses de l'école précédente par une formalisation drastique, articulée et très concrète, élaborée par une entité planificatrice contrôlant régulièrement le bon déroulement des opérations par le biais d'indicateurs normés.

Ecole du positionnement : cette école pose le conflit comme postulat du développement stratégique. Les acteurs luttant pour l'exploitation ou la possession d'une même ressource (disponible en quantité limitée) peuvent être divisés en secteurs, selon des critères formalisés par ces acteurs eux-mêmes. L'avantage revient à celui qui, comprenant le mieux la nature, les mécanismes et les paramètres d'un conflit donné, parvient à opérer, au moment et à l'endroit opportuns, un différentiel de quantité (concentration) ou de qualité (avantage concurrentiel) dans la disposition de ses forces, par comparaison avec le fonctionnement de la partie adverse.

Ecole entrepreneuriale : la stratégie procède d'une vision, d'une perspective, généralement formée dans l'esprit intime d'un individu isolé correspondant au profil mercurien : forte relativisation des valeurs et concepts de la société d'appartenance, besoin d'affection et de reconnaissance inférieur à la moyenne, sens du contact, propension à utiliser la ruse, la duperie et à faire preuve d'astuce. Sur le terrain, les détails sont peu à peu ajustés en fonction de leur degré d'adéquation à la vision entrepreneuriale. Le stratège traque sans relâche et saisit les opportunités qui le propulsent peu à peu vers son objectif, n'hésitant pas à s'exposer lui-même aux risques inhérents à cette démarche pragmatique et fondamentalement solitaire.

Ecole cognitive : la stratégie est d'abord et avant tout considérée comme un processus mental à purifier des imperfections logiques communément rencontrées dans les mécanismes de la pensée, puis à relativiser par rapport au référentiel de multiples grilles de lecture de la réalité superposées, résultantes d'histoires personnelles et collectives et agissant comme autant de miroirs déformants aux interactions amplificatrices ou compensées . Le stratège-et non la stratégie- est bien le sujet central de préoccupation de cette école.

Ecole de l'apprentissage : ici, la formulation de l'action n'est pas séparée de sa réalisation. Cependant, il ne s'agit pas tant de s'adapter constamment à un environnement en mouvement que de promouvoir consciemment un apprentissage collectif opéré par l'expérimentation continue et l'accompagnement rigoureux de l'analyse et du raffinage de la connaissance acquise par l'expérience, particulièrement en cas de succès, afin d'acquérir des compétences rares car spécifiques, peu reproductibles et difficilement exprimables pour des adversaires orthodoxes conduits par un leader éclairé. Par la résolution de problèmes locaux par des individus isolés ou des sous-entités, le groupe acquiert et intègre consciemment des processus actifs et pratiques de plus en plus efficaces et de mieux en mieux explicités, jusqu'à dessiner un destin collectif et structurel dans lequel l'apprentissage peut-être d'autant mieux rentabilisé que mesuré à l'épreuve des faits.

Ecole du pouvoir : celle-ci estime que la stratégie d'une organisation résulte principalement, d'une part, de l'interaction entre les intérêts particuliers de ses membres et, d'autre part, de l'interaction entre les intérêts de l'organisation et ceux d'entités tierces. A l'intérieur de l'organisation, les décisions sont le résultat de négociations plus ou moins formelles entre acteurs internes au sujet des allocations de ressources (que l'on ne cherchera pas nécessairement à ramener à soi, mais que l'on décidera d'affecter ici ou là en fonction de tel ou tel système de valeurs morales ou intellectuelles). Simultanément à ce processus politique, l'organisation établit des alliances avec d'autres entités dont elle partage partiellement les intérêts, au détriment d'autres qu'elle considère comme néfastes ou dont elle souhaite acquérir les ressources.

Ecole culturelle : ce courant postule que les membres d'un groupe en viennent tôt ou tard à partager, inévitablement, une interprétation commune de la réalité qui se décline en diverses valeurs et traditions et qui confère à l'entité une forme d'identité sociale, de saveur. Cette identité assure la cohésion du groupe, condition première de sa survie en tant qu'entité sociale dans l'adversité, et sa gestion mérite de la part du stratège une attention toute particulière.

Ecole environnementale : l'environnement extérieur est considéré comme un acteur en soi, non comme une matrice passive dans laquelle s'imprimerait les actions de l'organisation. Les caractéristiques de l'environnement (complexité, plasticité, hostilité, dynamisme…) obligent les entreprises à acquérir un certain nombre de compétences et d'inclinations pour survivre, et l'enjeu consiste précisément à les identifier. Etonnamment, ce courant démontre que les organisations ne sont nullement démunies face aux pressions institutionnelles mais savent généralement y réagir en développant des comportements ne répondant pas nécessairement au rituel de subordination attendu face à l'autorité.

Ecole de la configuration : cette école synthétique intègre les modes de fonctionnement des écoles précédentes à divers degrés de l'espace et du temps du cycle de vie des organisations. Elle tente donc de définir à quel moment, dans quelles conditions et pour quels acteurs telle ou telle école s'avère temporairement pertinente en pratique et, par extension, s'attache à définir la conduite de la transformation d'un mode à l'autre et la structure des interfaces de fonctionnement entre deux sous-entités pratiquant simultanément deux courants stratégiques distincts.

29.2.08

L'Art de la Guerre par l'Exemple

Stratèges et Batailles
Auteur : Frédéric Encel
Editeur : Flammarion, collection "Champs"
Année de parution : 2000




L'histoire est la science des stratèges, selon certains. Si tel est le cas, l'ouvrage que voici, très instructif sur le plan purement historique, ne démérite nullement en matière de contribution dans la formation du stratège. L'Art de la Guerre par l'Exemple, plutôt que de se livrer à de longs développements théoriques, opte pour une série de présentations efficaces de ce que d'éminents leaders ont réalisé par le passé, ainsi que des moyens dont ils usèrent pour parvenir à leurs fins, depuis l'Antiquité jusqu'à l'époque contemporaine.

Quelques mythes historiques en prennent pour leur grade : non, Charles Martel n'a pas stoppé les incursions arabes en 732 à Poitiers, en dépit d'un détournement de cette escarmouche mineure à des fins idéologiques douteuses, depuis Pépin le Bref jusqu'à nos manuels scolaires. Non, les chevaliers français ne rivalisèrent pas d'héroïsme malchanceux face à l'envahisseur anglais : ils firent surtout la démonstration de leur profonde stupidité teintée d'arrogance, d'autant plus coupable qu'elle fût par trois fois répétée à quelques années d'intervalle (Crécy 1346, Poitiers 1356, Azincourt 1415). Oui, les conceptions stratégiques de Napoléon Bonaparte sont dignes d'être étudiées, mais pas pour les raisons qu'on croit, et l'aventure eût rapidement tourné court à Iena sans le génie tactique d'un Louis Nicolas Davout.

Une bataille militaire est souvent suivie d'une manoeuvre politique visant à s'approprier ses bénéfices ou altérer ses impacts à grands renforts de propagande. C'est là qu'intervient le travail de l'historien, dont la noblesse consiste précisément à nous faire prendre conscience de l'existence d'une histoire officielle au sein de laquelle aucune leçon ne peut naturellement être tirée. Frédéric Encel y parvient, merci à lui.

Contenu stratégique : oui, par l'exemple (évidemment). Noter que ce contenu diffère à plusieurs reprises et avec une grande pertinence de la version officielle, ce qui confère à l'ouvrage une dimension incontournable.
Stratégie comparative : non.
Etat de l'art stratégique : non.
Genèse de la stratégie : non.

26.2.08

La Voie du Samouraï

Pratiques de la Stratégie au Japon
Auteur : Thomas Cleary
Editeur : Editions du Seuil, collection "Points/Sagesses"
Traducteur : Zéno Bianu
Titre original : The Japonese Art of War - Understanding the Culture of Strategy
Année de parution : 1991


Autant débuter ce weblog par un ouvrage d'une exceptionnelle qualité doublée d'un intérêt historique et géopolitique réel. Thomas Cleary est l'un de ces auteurs qui disposent de l'étonnante faculté d'exprimer simplement et efficacement des notions difficiles d'appréhension logique.

La portée intellectuelle de ce court texte est immense, par où commencer ? Disons que La Voie du Samouraï est une entreprise tout à fait réussie de démystification, pour le profane, des relations étroites historiques, techniques et pratiques de deux aspects culturels fondateurs de la société nippone et profondément ancrés dans les traditions de celle-ci : l'art de la guerre ou Bushidô (littéralement : "la Voie du Guerrier") et le Zen, importé de Chine. L'on y apprend par exemple de quelle façon le Zen fût incorporé au sein du Bushidô par les castes féodales guerrières du Japon, et cette façon n'est évidemment en rien étrangère à l'art de la guerre lui-même puisqu'elle éleva le Bushidô au rang de dignité spirituelle et lui conféra cette aura si mystérieuse et si inquiétante pour l'occidental néophyte, non averti, en un mot : dupé.

Néanmoins, l'approfondissement des enseignements Zen (soit : du boudhisme Zen) par des guerriers d'exception tels que Myamoto Musashi et Yagyû Munenori, en relative période de paix, ont transformé la simple aptitude guerrière en voie spirituelle, la Voie du Samouraï, dont le terrain de lutte se situe autant à l'extérieur que dans l'univers mental intérieur du guerrier, si tant est que la frontière entre les deux notions puisse encore être conçue comme imperméable. Ces "guerriers zen" -c'est surtout le cas pour Yagyû Munenori- nous invitent avant tout à une pratique de l'hygiène de l'esprit dans laquelle l'obsession guerrière ou la concentration forcenée sur ses aspects techniques constituent un attachement irrationnel, improductif et néfaste qui nous écarte de la réalité et ruine les bénéfices de toute compétence. Observer sans interpréter, prêter une attention égale à toute chose sans chercher à hiérarchiser l'information, être à la fois acteur et spectateur de ses propres processus mentaux, c'est dépolluer et décongestionner son esprit, quitter le rêve et revenir à la réalité de l'ici et du maintenant, et devenir immédiatement et irrésistiblement efficace.

L'auteur insiste sur la nécessité, pour le samouraï zen, d'identifier et d'éliminer systématiquement les points de fixation de l'esprit, et ce de façon récursive (afin d'éviter que l'objectif de non-fixation devienne lui-même un point de fixation, ce qui revient à lui ôter son caractère d'"objectif", notion inhérente à l'égo) : en cela, on comprendra que la supériorité stratégique envisagée sous cet angle est basée sur l'authenticité du rapport à la réalité et sur l'instantanéité qui en découle. La Voie du Samouraï rejoint donc, à ce stade d'évolution, toutes les autres voies sprituelles de la culture nippone, et cette convergence distingue en pratique le guerrier véritable : l'art de la guerre, dans toute sa fluidité, ne saurait donc être considéré isolément des autres. Stupéfiante perspective qui replace la stratégie à la place qui lui revient autant qu'elle lui convient.

Merci à Monsieur L. pour m'avoir conseillé cet ouvrage.

Contenu stratégique : oui, école nippone.
Stratégie comparative : un peu, les interactions stratégiques entre l'école nippone et l'école occidentale classique sont abordées.
Etat de l'art stratégique : non.
Genèse de la stratégie : oui, à l'échelle collective de la civilisation nippone.

17.2.08

Présentation du Weblog

Bien que la pensée stratégique soit de plus en plus prolifique et médiatisée, les mouvements de sa structure profonde demeurent confidentiels et la confrontation de ses différents courants plébiscités, traditionnels et empiriques confère en pratique un aspect désordonné et confus à cette discipline pourtant pourvue d'un degré peu commun d'exigence rationnelle.

Or, pour qui s'y intéresse au-delà de la pulsion égotiste de l'intérêt particulier et de l'avantage sur l'autre, les ouvrages de contenu stratégique au sens strict, bien qu'invariablement intéressants sur le fond, n'en demeurent pas moins peu capables de résoudre les interrogations fondamentales qui surviennent lorsqu'au-delà de la question du comment faire, la comparaison des différents courants de la pensée stratégique entraîne l'esprit du stratège sur le chemin de la relativisation de ses propres référentiels de compréhension du réel. Cette frustration s'accroît encore lorsque la recherche de la méthode adéquate à la comparaison des stratégies débouche sur un questionnement relatif au processus de genèse de la stratégie dans le cerveau humain, interrogation d'autant moins traitée dans la littérature qu'elle renvoie souvent à l'histoire personnelle, intime, du stratège, et transcende le sens de son action.

Le présent weblog est avant tout celui d'un lecteur assidu d'ouvrages de stratégie, que cette dernière se décine selon ses aspects politiques, militaires, économiques ou interrelationnels. Il a pour objectif d'aider à la compréhension de la pensée stratégique dans son ensemble par la présentation synthétique des livres parcourus. Ceux-ci ne seront pas notés, le rédacteur de ces lignes n'étant pas un critique et ne souhaitant pas accéder à cette fonction. En revanche, nous nous attacherons à tenter de situer les différentes oeuvres les unes par rapport aux autres dans un objectif d'assistance au cheminement personnel du lecteur. Pour ce faire, nous nous aiderons de la classification -évidemment contestable- suivante :

-ouvrages de Contenu stratégique, lesquels abordent au premier plan les techniques du stratège sur le terrain de la confrontation, ses modes de pensée, l'état d'esprit qu'il convient d'adopter face à telle ou telle situation, les raisonnements pertinents, etc. Ces ouvrages sont les plus nombreux, et comportent d'ailleurs d'illustres références historiques ;

-ouvrages de Stratégie comparative, lesquels s'attachent à l'évaluation réciproque de deux ou plusieurs contenus stratégiques distincts face à une ou plusieurs situations de référence, généralement dans un objectif de déconditionnement/recentrage de la pensée et de maîtrise de l'interaction ;

-ouvrages d'Etat de l'art stratégique, lesquels prétendent dresser l'inventaire des courants et pratiques stratégiques établies sur un périmètre de référence, que ce dernier soit historique, géographique, culturel... Il se peut que le périmètre de référence soit assez vaste pour conférer une dimension encyclopédique à l'ouvrage en question ;

-ouvrages traitant de la Genèse de la stratégie dans l'esprit des individus ou groupes d'individus qui la conçoivent. De telles oeuvres sont marginales, souvent brillantes, troublantes et leur dessein n'est évidemment pas d'ordre pratique, mais elles renseignent utilement le stratège sur sa propre nature. Cette dernière est souvent examinée à la lumière d'autres courants de pensée : pychanalyse, Zen, neurologie, sociologie, Bouddhisme tibétain (tel que rapporté par David-Néel au siècle dernier) donnent au stratège les clés lui permettant de comprendre un élément essentiel du dispositif stratégique : lui-même.

Enfin, nous nous attarderons occasionnellement sur des ouvrages à matériau stratégique, lesquels, dans notre esprit, n'ont pas de visée stratégique proprement formalisée mais dont le contenu présente un intérêt évident lorsqu'envisagé sous l'angle stratégique.

La folle prétention de ce weblog est d'inciter l'internaute adepte de l'art stratégique à embrasser toute l'exigence de sa pratique, notamment en ne limitant pas ses lectures aux prescriptions normatives de telle ou telle école de pensée, mais au contraire en osant, au minimum, les expérimenter par approche comparative. L'aventure intellectuelle stratégique transporte son voyageur dans les contrées sereines et fascinantes du fonctionnement de l'esprit et des mécanismes crus de l'activité de la matière. Même dans l'agitation la plus fébrile, la paix intérieure qui en résulte s'est affranchie de tout dogmatisme et devenue imperméable à l'idéologie : elle ne dépend que de soi-même. C'est tout le mal que je vous souhaite, ainsi que de profitables lectures.