26.6.08

Agir et décider en situation d'exception

Revue - INFLEXIONS civils et militaires : pouvoir dire - Questions de défense - n°3
Ouvrage collectif
Editeur : la documentation Française
Parution : avril-septembre 2006

De l'art de trouver son chemin en l'absence de repères techniques ou moraux, lorsque règnent le chaos et la confusion des situations pour lesquelles on n'a pas été suffisamment préparé. Bien que la revue INFLEXIONS ne fasse pas de la stratégie son thème central de réflexion, les témoignages de terrain rassemblés dans ce numéro, avec force détails et précisions (250 pages d'analyse de cas concrets) par les hommes qui les ont subi avant de les résoudre, sont trop précieux pour ne pas intéresser le stratège. Le ton de ces articles, invariablement humble, factuel et cru, donne un indice fort quant à l'application systématique d'une certaine morale de la conséquence, laquelle prévaut sur les bonnes intentions et évite l'enfermement dans des schémas socio-cognitifs connus et rassurants, mais fatals à terme.

Si tous les articles sont très bons, deux d'entre eux, sans doute à cause de ma propre sensibilité stratégique, ont retenu mon attention plus que les autres : "Décider en situation d'extrême violence" et "S'adapter sous contrainte psychologique forte". Dans le premier, on rencontre le colonel de Saqui de Sannes en 1993 à Mogadiscio, alors que les Casques bleus tentent une opération de restauration de la paix en Somalie. Cela va plutôt mal : le contingent marocain est en train de se faire tailler en pièces par les forces du général Aïded et il va falloir le sortir rapidement du merdier urbain dans lequel on l'a fourré. La suite est une démonstration magistrale de la finalité véritable du courage d'un leader et de sa propre capacité à s'exposer : non pas jouer les héros, mais récupérer des informations de première main. Mêmes incomplètes et partielles, ces dernières se révèlent bien plus utiles et pratiques qu'une analyse exhaustive intervenant nécessairement a posteriori et sujettes aux distorsions mentales. Cette attitude est très différente de celle consistant à se plonger dans l'action pour mieux éviter de se confronter à la pression cognitive croissante occasionnée par un problème dont la résolution est urgente, et devant être opérée dans des conditions stressantes. Trouver le juste équilibre entre le vivre et le penser de l'action peut être grandement favorisé par l'appentissage et l'expérience, conçus ici comme l'aptitude à fixer et adapter des seuils au-delà desquels la reconfiguration de ses propres ressources est nécessaire, d'où la pertinence de qualifier soi-même les indicateurs matérialisant ces paliers.

Mise à jour du 03 juillet 2008 : "S'adapter sous contrainte psychologique forte" relate un épisode du dernier conflit yougoslave très bien écrit autant que décrit par le lieutenant-colonel Goya. Cantonnée dans un secteur urbain de Sarajevo, son unité d'infanterie fait l'âpre connaissance d'une entité hostile diffuse, omniprésente dans son environnement direct et employant des moyens de guerre non conventionnels et parfaitement adaptés : les fameux tireurs embusqués ou snipers. D'abord impuissant et contraint dans l'immédiat de subir cette situation d'extrême tension (imaginez-vous poursuivi en permanence, parmi les ruines d'une ville en guerre, par la trace d'une visée laser de provenance indéterminée...), le lieutenant-colonel Michel Goya décrit le cheminement mental lui permettant de comprendre intimement la nature et les pratiques adverses puis de reprendre l'avantage de façon chirurgicale, en évitant les exactions, les bains de sang et, fait notoire, en ramenant vivants tous ses hommes.

Il s'agit tout d'abord d'éviter chez les soldats la propagation d'un sentiment de frustration : le droit à l'initiative de la riposte est donc décentralisé au plus bas niveau de la hiérarchie, avec pour consigne de ne pas hésiter à tenter des tirs approximatifs dont on sait très bien qu'ils n'atteindront pas leur cible. Puis le processus de riposte se perfectionne en utilisant la configuration du terrain : les immeubles avoisinants sont baptisés, leurs fenêtres numérotées et les communications entre sentinelles/guetteurs et tireurs d'élite réduites au strict nécessaire en cas d'agression. Utilisé conjointement avec l'emprunt d'armes américaines dont les impacts sont capables de perforer les murs, ce dispositif contraignant équilibre peu à peu les données de l'affrontement au fur et à mesure de son rodage. Le lieutenant-colonel Goya commence à percevoir l'objectif véritable d'un agresseur qui ne s'engage lui-même jamais jusqu'au point d'exposition physique : exercer une pression psychique, psychologique et pousser l'autre jusqu'à la faute et à la désorganisation issues d'un aveu d'impuissance et d'incapacité des chefs à fournir des solutions lisibles censées résoudre le problème posé.

Il convient de souligner ici le parallèle existant entre le cheminement de Michel Goya et celle d'entités économiques soumises à de fortes pressions environnementales, de par la férocité de la concurrence ou de l'exigence de sa clientèle : dans les deux cas, la décentralisation de l'initiative au niveau opérationnel avec directives comportementales préétablies, l'extrême codification des relations interpersonnelles, voire de l'offre commerciale, et la recherche constante de l'avantage technologique sont des facteurs décisifs de la survie ou de la mort d'une entreprise.

Puis le lieutenant-colonel Goya fait preuve d'une clairvoyance particulière qui lui fournit les clés de la résolution du défi qui lui est proposé. A mon sens, elle procède véritablement de l'art stratégique pour ce qui est de la justesse de la perception et de l'action appropriée qui en découle. Goya prend brutalement conscience que l'ennemi, si diffuse que soit devenue cette notion dans un pareil contexte (Goya ne tarde pas à découvrir que les snipers en question sont indifféremment serbes ou bosniaques, et que les seconds, en particulier, tentent par rebond d'accélérer le déclenchement des hostilités avec les Serbes), est lui-même sujet à un certain nombre de représentations sociales erronées dont il convient de tirer parti. Au hasard d'une étude de terrain, Michel Goya découvre non sans surprise l'existence insolite d'un sanctuaire ennemi, matérialisé par son temps civil. Autrement dit, le tireur embusqué s'estime "naturellement" hors d'atteinte et intouchable lorsqu'il présente aux yeux de l'ONU l'image d'une activité civile. Sniper 5 minutes plus tôt, un Croate s'affiche à présent en bon père de famille et livre l'image d'un paisible foyer en train de dîner, volets ouverts et lumière allumée. Une balle de FRF2 s'abattra à un mètre au-dessus de la tête du patriarche, soulignant clairement la vacuité de cette représentation mentale, semant la panique dans le déroulement du souper familial et délivrant un message fort. Le sanctuaire de l'ennemi est à présent violé, l'avertissement limpide et le camouflage civil ne dupe plus personne : "c'est moi qui rythme les hostilités, c'est moi qui décide où et quand la trêve peut avoir lieu, tu ne peux plus "prendre de la guerre" à ta guise". La tension psychologique est soudainement renversée et le dispositif anti-snipers, devenu soudainement inutile, est tout bonnement démantelé dans les semaines qui suivent.

Peu de réelle violence physique, beaucoup d'efficacité et d'économie dans les moyens employés, la recherche de la maîtrise de l'interaction plutôt que le centrage sur ses propres valeurs et la répétition de méthodes inadéquates : la classe !

4 commentaires:

M Goya a dit…

Bonjour,

je suis Michel Goya, l'auteur des deux articles que vous citez. Merci pour ces mots gentils.

Emptiness a dit…

Bonjour Mon Colonel,

Je vous en prie.

J'espère surtout avoir retranscrit fidèlement ici l'essentiel de l'esprit de vos propos, étant entendu, naturellement, que les conditions si particulières de la gestion d'un conflit armé ne peuvent être véritablement abordés autrement que par l'expérience directe.

M Goya a dit…

Je me permets de vous signaler les deux livres que j'ai écrit et qui peuvent vous intéresser :
. La chair et l'acier, sur la manière dont l'armée française a évolué tactiquement avant et pendant la 1ère guerre mondiale.
.Irak : les armées du chaos, sur la guérilla et la contre-guérilla en Irak de 2003 à aujourd'hui.

Bravo pour avoir pris l'initiative de ce blog.

Emptiness a dit…

Mon Colonel,

Merci vivement pour ces références. Le regard et l'analyse que vous pouvez porter sur le(s) conflit(s) sévissant en Irak sont effectivement un matériau prometteur pour mes propres réflexions, aussi je ne manquerai pas de parcourir le second ouvrage dans les prochains mois.